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Haut Mbomou Haut'n line
23 novembre 2010

Congo : l'ennemi invisible

Le major congolais Issa Abdulkarim en tournée d'inspection des postes censés assurer la protection de la population locale des attaques de la LRA.

Le major congolais Issa Abdulkarim en tournée d'inspection des postes censés assurer la protection de la population locale des attaques de la LRA. Paolo Woods pour Le Monde Magazine

Le_MondeDes rebelles ougandais sèment la terreur dans le nord de la RDC. Chaque jour ou presque, ils tuent des paysans, enlèvent leurs enfants – et les arrêter semble impossible. Jonathan Littell, prix Goncourt 2006 pour Les Bienveillantes, s'est rendu sur place. Il raconte.

"La LRA est en train de frapper ces jours-ci." Le Père Sergio, pensif, feuillette son carnet tandis qu'il déroule sa litanie de mort. "Le 11, à Taaduru, au nord-ouest de Limai, ils ont tué une femme, Madeleine, et enlevé sa nièce de 15 ans. Le 12, ils ont tendu une embuscade au commandant adjoint Fadzila. Son chauffeur a été tué mais lui a réussi à s'échapper dans la brousse. Le 13, ils ont tué un autre homme, sur la route entre Ngilima et Ngbangarunga."

Nous sommes le 29 septembre, et la liste continue, jour après jour. Le père Sergio parle le français avec une touche d'accent italien ; malgré ses 70 ans et ses cheveux blancs, son grand corps élancé et bronzé reste vigoureux. Notre conversation a lieu sur la véranda de la paroisse combonienne de Dungu, une des villes principales du Haut-Uélé, dans le nord-est de la République démocratique du Congo (RDC). Le Père Sergio, qui vit au Congo depuis presque quarante ans, travaille dans ce district depuis 2006, et fut témoin des toutes premières attaques de la Lord's Resistance Army, Armée de résistance du Seigneur (LRA). "Depuis, nous sommes dans une confusion totale, nous ne comprenons rien. Nous sommes dans une impuissance totale."

Sa lecture des faits récents est émaillée de commentaires, soutenus par des gestes larges de ses bras noueux ; souvent, sans s'en apercevoir, il passe au lingala ou au zandé, comme si ce n'est que dans leurs langues qu'il peut le mieux exprimer le sentiment d'impuissance des gens de cette région, et il ne semble pas se rendre compte alors que je ne le comprends plus. "Ils sont très disciplinés, ces LRA. “Tuez-le !” – ils tuent. “Ne le tuez pas !” – ils ne tuent pas. Ils sont comme ça… La LRA passe là où personne ne passe. Ils sont devenus des bêtes. C'est un groupe fou, c'est un groupe désespéré. Ils n'ont aucun objectif. Il n'y a aucun futur pour la LRA."

"ILS ATTRAPENT LES GENS COMME DES POULES"

"Ces gens-là, me lance un soir mon chauffeur, quand ils rentrent dans les villages, ils attrapent les gens comme des poules." C'est tout à fait vrai, et c'est pourquoi ce n'est pas très compliqué, dans les villages du Haut-Uélé, de trouver des enfants rescapés de la LRA. Il suffit de demander, au chef de groupement, au directeur d'une école, au curé. Vu d'Europe ça paraît loin, ces histoires d'enlèvements d'enfants, encore un des innombrables malheurs d'une guerre africaine comme il y en a tant. Mais essayez d'imaginer, de manière sérieuse, qu'on vous prenne un beau jour votre enfant. Vous l'avez laissé seul à la maison pour aller faire une course, et à votre retour il n'est plus là ; il rentre de l'école, proche de quelques centaines de mètres, avec ses camarades, et n'arrive jamais.

Imaginez alors la panique, l'incrédulité, les appels désespérés, les réponses résignées et fatalistes de la police, la longue attente, celle qui dure parfois jusqu'à la fin de vos jours. Imaginez ne jamais savoir si votre enfant est vivant ou mort, si vous le reverrez un jour ou non. Essayez seulement : vous verrez, l'esprit s'y refuse. Maintenant, imaginez que cela arrive aussi à une bonne partie de vos voisins : dans votre rue, une famille sur dix, sur six ; dans le quartier, une sur vingt. Des centaines dans l'arrondissement ou la ville. Des milliers dans le département.

Au Congo, c'est comme ça depuis deux ans. A Dungu, Richard Budju, de l'ONG italienne Coopi (partenaire de l'Unicef depuis fin 2008 pour le soutien aux enfants rescapés), me cite le chiffre de 1 129 mineurs passés par son programme. Des enfants qui s'échappent des mains des rebelles, il doit y en avoir bien plus, car même si en principe tous doivent être remis à l'Unicef, beaucoup rentrent directement au village, sans être enregistrés. J'ai discuté avec bon nombre de ces enfants. Leurs histoires se ressemblent toutes, comme leurs regards fuyants, leurs voix plates et sans affect, leur narration presque banale de l'expérience qui a coupé leur vie en deux.

"FOUETTÉS, FRAPPÉS"

Clémence (leurs noms ont été changés) avait 15 ans lorsqu'elle fut prise, une nuit de mars 2008, dans sa case. "Quand je me suis réveillée, je me suis rendu compte que j'étais déjà ligotée. Ils m'ont fait sortir attachée, chargée de bagages. C'était le début de la marche." Clémence est une Zandé, comme la plupart des habitants du Haut-Uélé, mais elle vient d'Obo, en République centrafricaine (RCA), au-delà du fleuve Mbomou qui marque la frontière avec la RDC. Elle ne parle pas le français, et l'entretien a lieu en langue zandé, traduit par un assistant social de Coopi ; tandis qu'elle répond à mes questions, son petit garçon se tortille entre ses jambes et nous tend la main.

Il est né dans la brousse, en avril 2009 : son père est un combattant acholi de la LRA, auquel Clémence, comme la plupart des filles enlevées, a été donnée comme "femme". "Ils ont pris beaucoup d'enfants, des adultes aussi. Ceux qui criaient étaient fouettés, frappés." Tandis qu'elle parle, elle regarde dans le vide ; le bébé joue avec son sein, pleurniche. "Ils avaient la même tenue que les militaires d'ici [de la RCA], ils portaient des jambières, des bottes en caoutchouc. Certains avaient les cheveux rasta, là, parfois jusqu'aux épaules, sous leurs chapeaux. Ils portaient des gris-gris, des amulettes."

Les captifs ont marché toute la journée, sans manger, et le soir, après que les adultes furent libérés, ils ont traversé le Mbomou, avec difficulté. De l'autre côté, en RDC, le groupe s'est enfoncé dans la grande savane de Pasi ; trois fois, ils ont retraversé le Mbomou, pour brouiller les pistes. Après cinq jours de marche, ils sont arrivés à un camp, sans doute dans le parc de la Garamba, où les rebelles étaient très nombreux ; là, dès son arrivée, Clémence, comme tous les enfants pris par la LRA, a été marquée avec des croix, tracées sur son front, sa poitrine, son dos, ses mains et ses pieds avec de l'huile de karité, que les Acholis appellent moo-ya et tiennent pour une plante sacrée.

Les enfants avancent deux explications pour cette cérémonie : pour certains, il s'agissait de leur donner des forces, afin de supporter les longues marches avec les bagages à travers la brousse ; mais pour la plupart, c'était un sort, censé, s'ils s'enfuyaient, permettre aux LRA de les retrouver facilement, voire de les faire mourir.

"ÉPOUSÉES" DE FORCE

Clémence, après avoir été attribuée à un groupe, a dû reprendre la marche, qui n'a jamais cessé durant ses deux ans de captivité. Son travail consistait à porter les bagages et à préparer à manger ; comme tous les captifs, il lui était interdit, sous peine d'être violemment battue, de parler sa langue, et elle a vite appris l'acholi. Puis on l'a donnée à un rebelle. Lorsque j'essaye, délicatement, de lui faire parler de ça, elle ne dit que quelques mots, avec un regard terriblement triste, perdu, lointain : "C'est là dans le groupe que j'ai eu mon enfant."

Elle ne regarde personne, pas même le bébé. Les jeunes filles que j'ai interviewées ont toutes été "épousées" de force, même Marie, une fille de Ngilima, qui avait 11 ans quand elle a été prise sur la route des champs ; plusieurs, comme Clémence, sont revenues avec des enfants.

Les garçons, s'ils ne subissent pas les violences sexuelles des filles, vivent néanmoins un cauchemar similaire. A la différence des Acholis enlevés à l'époque où la LRA sévissait encore en Ouganda, les garçons Zandé de la RDC ou du Soudan se voient rarement attribuer une arme, et les tentatives de la LRA de les assimiler comme combattants restent embryonnaires : on ne leur fait pas confiance, et ceux que j'ai vus ont surtout servi de porteurs et de manœuvres, parfois de guetteurs pour protéger un camp, rarement de guides ou d'espions. L'endoctrinement, visiblement, ne prend pas : tous ces garçons, lors de leur captivité, ne rêvaient que de s'enfuir, et je n'en ai rencontré aucun qui disait s'être identifié à la LRA, comme tant de garçons acholi pris en Ouganda.

Pour la moindre faute, une maladresse, un ballot tombé à terre, une parole dans leur langue natale, les LRA frappent : "J'ai été tabassé, fouetté quand ils m'ont pris, raconte Dieudonné, un garçon de 16 ans de Ngilima, qui depuis son évasion vit réfugié chez sa grand-mère à Dungu. Le premier jour, ils m'ont tabassé de la nuque jusqu'aux fesses. Ça me faisait comme si on m'avait limé avec du feu."

La fille capturée avec Dieudonné a été violée. En Ouganda, la LRA ne violait jamais lors des attaques : les relations sexuelles n'étaient autorisées qu'avec les filles dûment attribuées par les commandants, et tout manquement à la règle était sévèrement puni, souvent de mort. Or depuis les massacres de Noël 2008, au Congo, les enquêteurs ont relevé de nombreux cas de viols sauvages, "in situ", souvent suivis du meurtre de la victime.

C'est ce qu'un officiel civil de mission des casques bleus en RDC, la Monusco, appelle la "Congolisation de la LRA" : "Leur comportement a changé ici, explique-t-il. Certains ont commencé à boire. Et il y a eu des viols. Les règles ont changé. Tout cela est planifié : d'après les LRA qui se rendent, il semble qu'ils ont reçu des ordres pour ça, comme pour tout."

LE CRÂNE FRACASSÉ À COUPS DE GOURDINS

Presque tous les enfants enlevés ont vu des gens tués, d'autres enfants aussi, avec un niveau de violence atroce, ligotés à un arbre ou au sol, le crâne fracassé à coups de gourdins, méthode privilégiée par la LRA afin d'épargner les munitions. Parmi ceux auxquels j'ai parlé, aucun n'a reconnu avoir lui-même tué ; mais comme le savent les équipes de Coopi ou de Human Rights Watch, il faut des jours de discussion pour gagner la confiance de ces enfants, et leur faire parler du pire.

Forcer les enfants à en tuer d'autres est en effet une des pratiques systématiques de la LRA, largement documentée par les témoignages : souvent, l'enfant fautif, celui ou celle qui a tenté de s'enfuir par exemple, est placé au centre de tous les autres captifs, et chacun doit lui asséner un coup de bâton, à tour de rôle, jusqu'à ce qu'il meure. Rigobert, un enfant de 15 ans très petit pour son âge, que j'ai déniché dans une école de Dungu, m'a décrit de telles scènes, mais nie y avoir participé ; le directeur de son école, lui, connaît deux filles qui ont dû tuer des gens.

La fuite est un des moments les plus dangereux pour ces enfants : s'ils sont repris, ils le savent, ils seront tués. Les plus débrouillards s'évadent, seuls ou à deux, lorsqu'on les envoie chercher du bois ou de l'eau, ou si l'attention d'un garde se relâche. La plupart fuient lors d'attaque des UPDF, les forces armées ougandaises. C'est le cas de Clémence : "C'était le jour [quand les UPDF ont attaqué], je suis allée dans une petite forêt. Heureusement, mon enfant, qui pleurait quand il y a eu les coups de feu, maintenant que le calme était revenu, s'est endormi. C'est alors que je me suis cachée, et des éléments LRA sont passés sans me voir. Alors, quand j'ai compris que tout le groupe était parti, je suis sortie, et j'ai commencé à marcher en brousse, seule. Pendant trois jours, je n'ai rien mangé. Mon enfant tétait, j'avais un peu de lait. Une après-midi, j'ai débouché sur une piste."

Cela se passait près de Kpaika, à l'est de Duru ; libérée en mai, Clémence attend toujours avec frustration que la bureaucratie des Nations unies organise son rapatriement en RCA. Quant à Dieudonné, il s'est évadé lors d'une expédition de pillage. Plusieurs enfants avaient été envoyés dans un hameau abandonné pour couper des régimes de bananes ; petit à petit, la garde s'était délitée, et Dieudonné s'est retrouvé à la traîne. "Alors, j'ai laissé tomber les bananes et je me suis enfui… J'ai suivi le soleil. J'ai marché deux jours. Le troisième jour, le matin, j'ai vu les traces d'une personne et j'ai commencé à suivre ça. Puis je suis arrivé, le soir, vers Ngilima. Je me suis présenté aux militaires qui m'ont amené aux positions UPDF. Ils ont tenté d'aller trouver le camp LRA, mais c'était à une très longue distance."

UNE IMMENSE ÉTENDUE VERTE

Pour les ONG et les gens de l'ONU, quasiment tous les déplacements à travers les Uélé se font en avion, des petits monomoteurs Cessna. Vue du ciel, la région est une immense étendue verte, le vert sombre des forêts denses où circulent sans répit les combattants de la LRA et leurs captifs, tachetée par des plaques irrégulières d'un vert plus jaunâtre, des éclaircies de savane. Au sud, les eaux bourbeuses du Uélé serpentent dans la brousse, marquant la limite de la zone où opèrent les rebelles.

Les bourgades, avec des toitures de zinc au centre entourées de parcelles dégagées et les petits ronds des cases, forment comme des îlots brun-rouge dans cette mer verte, reliés entre eux par le fil fragile des pistes tracées au cordeau à travers la forêt, fil que deux ou trois LRA, ou même la simple peur de leur présence, suffisent à couper à n'importe quel moment. Mais si on veut vraiment voir quelque chose c'est quand même la route qu'il faut emprunter. Et pour la route, il vaut mieux prendre une escorte ; ce n'est pas obligatoire, mais c'est chaudement recommandé, y compris par l'armée congolaise (les FARDC), qui ne voudrait pas qu'un incident de sécurité impliquant un mundele, un Blanc, vînt ruiner l'illusion de stabilité qu'elle essaye de préserver.

Le colonel Bruno Mandevu, qui dirige les opérations anti-LRA dans les Uélé, insiste avec vigueur sur le fait que "la situation est sous contrôle. La population reconstruit, il ne reste plus que quelques bandits locaux que nous neutralisons. Il n'y a plus de LRA, Kony [Joseph Kony, le chef de la LRA] est au Darfour, non ? Il reste juste des Congolais déguisés en LRA, des enfants du milieu." Il m'avait reçu, à sa base de Dungu, dans une cahute en pisé avec un portrait du président Kabila au mur, une toile cirée au sol, et des fauteuils défoncés en velours rouge le long des murs.

Je le poussai un peu : et les innombrables rapports de l'ONU et des ONG sur les exactions récentes de la LRA ? "Il faut diaboliser. Ils veulent dire qu'il n'y a pas la paix au Congo, pour pouvoir rester." Mais cela ne l'empêchera pas de donner l'ordre à tous ses commandants de me fournir des escortes. Or comme les FARDC ont peu de moyens, c'est à l'escorté de payer l'essence, le logement et la nourriture des soldats, parfois même de louer pour eux les motos ; et si les officiers gardent au passage une majeure partie des sommes avancées, c'est de bonne guerre.

"C'EST UNE ZONE ROUGE, ICI, IL NE FAUT PAS TRAÎNER"

La route qui relie Dungu à Doruma, en passant par Ngilima et Bangadi, a été refaite cette dernière année par l'Organisation internationale des migrations, et est à peu près carrossable ; au-delà, lorsqu'on quitte Doruma en direction de la RCA ou du Soudan, seules les motos peuvent circuler, ou parfois des camions qui peinent à avancer plus de quelques dizaines de kilomètres par jour. Les motos louvoient entre les longues flaques laissées par les pluies, ou bien tentent de les traverser, au risque de s'embourber ou de se renverser ; si la route est à peu près bonne, on peut espérer aligner une vingtaine de kilomètres par heure, sinon, on peine à en faire dix, même huit ; pour relier deux bourgs, il faut compter une demi-journée au minimum.

Durant des heures, on traverse dans une lumière diffuse de longs tunnels de végétation peuplés de papillons bariolés qui volettent autour des motos, entrecoupés de bosquets de bambous, puis de couloirs de savane dont les longues herbes vous fouettent le visage. La hantise de ceux que Richard Domba, l'évêque de Doruma-Dungu, appelle "l'ennemi invisible" est omniprésente ; même à l'arrêt, on ne peut pas voir plus de quelques mètres au-delà de la route, les hommes de l'escorte, pourtant bien armés, sont nerveux : "C'est une zone rouge, ici, il ne faut pas traîner."

Dès qu'il pleut, la piste se transforme en patinoire : la latérite n'absorbe pas l'eau, et on doit jouer des jambes des heures durant pour éviter de verser. "La vie des hommes, elle est comme ça", commente avec fatalisme un lieutenant maussade lorsque je ris de l'état de la route. Parfois, on contourne un camion bloqué, en panne ou embourbé, entouré de civils et de soldats qui attendent avec patience que le problème se résolve, ou bien on croise une longue colonne de petits commerçants à vélo, se rendant sous escorte d'un marché à l'autre.

Tous les quelques kilomètres, on passe un poste FARDC, où les soldats vous saluent et vous mendient des cigarettes ; quelques paysans vivent là, regroupés autour des militaires. Les civils isolés sont rares ; quand ils peuvent, ils voyagent en groupes, armés parfois d'un vague "poum-poum", une arme bricolée à la main pour tirer une unique cartouche de chasse. Les champs sont déserts : il n'y a personne pour récolter le riz déjà mûr.

LE SALE BOULOT LAISSÉ AUX OUGANDAIS

Un tel voyage permet de rencontrer ceux qui traquent les LRA, et ce ne sont pas des Congolais ; si les FARDC tentent tant bien que mal d'assurer la sécurité des populations, ils sont ravis de laisser le sale boulot aux Ougandais. Pour reprendre la litote pudique d'un officiel de l'Africom (le commandement de l'armée américaine pour l'Afrique), joint par téléphone, "Il n'y a pas beaucoup de capacité dans les pays voisins [de l'Ouganda] pour poursuivre la LRA."

Or, officiellement, le gros des troupes UPDF engagées dans l'opération de décembre 2008 s'est retiré de la RDC en mars 2009, n'y laissant, comme me l'affirme à Kampala leur porte-parole, le lieutenant-colonel Felix Kulayigye, qu'"une force squelette de simples escadrons de renseignement." Et à Dungu, chez le colonel Mandevu, c'est le même son de cloche.

Or les escadrons mobiles UPDF ne font rien pour se cacher : dès qu'on prend la route, on tombe sur leurs bases un peu partout, des escadrons de 50 ou 60 hommes, commandés par des lieutenants, un capitaine ou un major, échelonnés le long de la piste qui descend des "trois frontières" (RDC-RCA-Soudan) jusqu'à Bangadi en passant par Doruma ; il y a aussi des forces plus au nord-est, vers la frontière soudanaise, à Bitima au-dessus de Duru. L'état-major de l'opération vient de déménager de Bangadi à Ngilima, pour se rapprocher de ses cibles.

C'est à Ngilima, un dimanche après-midi, dans la rue principale juste en face du petit camp de la Monusco, que je rencontre le commandant de ce "groupe mobile tactique", le lieutenant-colonel Augustin Anywar. Anywar, qui, entouré de quatre soldats d'escorte lourdement armés, se promène en civil, coiffé d'une casquette de base-ball et un Thuraya, un téléphone satellitaire, à la main, ne fait aucun mystère de ses activités, il en est même très fier.

"Je bouge d'un endroit à l'autre pour chasser la LRA. L'autre jour, j'en ai tué six ! L'un d'eux était peut-être un commandant, je ne sais pas. Nous leur avons tendu une embuscade, ils traversaient en bateau le confluent des rivières Duru et Uélé, et quand ils étaient au milieu de l'eau nous les avons tués. En juin, à trois reprises, trois jours de suite, le 11, le 12 et le 13, j'ai attaqué Dominic Ongwen [le chef de la LRA au Congo], près de la frontière du Soudan. Il m'a échappé, mais j'ai libéré ses femmes et j'ai pris son arme. Il est peut-être blessé. Et je l'ai encore attaqué il y a trois semaines, près de Bitima."

Lorsque je reverrai Anywar une semaine plus tard, un soir à sa base, il me donnera plus de précisions sur ses opérations. Après la paranoïa aiguë des FARDC – à Diagbe, tandis que je tentais de parler avec un lieutenant ougandais affligé d'une étonnante voix de fausset, un officier du renseignement congolais, dans mon dos, pressait frénétiquement son doigt sur ses lèvres – l'approche ouverte et professionnelle des UPDF est un soulagement : si quelque chose est secret, ils le disent avec simplicité, et s'ils mentent, c'est avec finesse.

"LE LRA, IL BOUGE OU IL MEURT"

Anywar pensait avoir cerné deux groupes, l'un au nord-ouest et l'autre au sud-ouest de Ngilima, commandés par Binany et Obol "le Borgne", les deux hommes tenus responsables des massacres de la région de Niangara en décembre 2009. "Je pense qu'Ongwen est proche d'un de ces groupes. Il a vingt fusils avec lui. Mais ces gens, là, ils n'ont aucune issue. Ils sont seuls, isolés. Kony n'a plus aucun contact avec ses hommes au Congo. Ils doivent courir, tous les jours."

Quelque temps auparavant, début octobre, j'avais eu l'occasion de rencontrer son supérieur, le brigadier-général Charles Otema, qui commande toute l'opération régionale anti-LRA depuis sa base à Yambio, au Sud-Soudan. Otema était venu à Ngilima, en hélicoptère, rencontrer le colonel Mandevu pour planifier une nouvelle opération mixte : pour la première fois, en effet, des éléments FARDC accompagneraient les UPDF dans la brousse. Après la réunion, tandis que Mandevu partait à l'église pour haranguer les notables, je raccompagnai le général Otema à son hélicoptère, un Mi-8 ukrainien de location. A ma surprise, il s'avéra lui aussi être un Acholi, comme Anywar d'ailleurs : "Et pourquoi pas ? me lança-t-il en avançant à grands pas sur la piste. Kony a tué plus d'Acholis que n'importe qui d'autre. Tout le monde en Acholi a perdu un membre de sa famille à cause de cette guerre sans espoir de Kony."

Les officiers ougandais peignent volontiers un tableau optimiste de la situation : "Les LRA doivent continuer à tourner", m'explique un jour à son PC de Diebio le major Ruziro, qui coordonne les opérations autour de Doruma. Assis en compagnie de ses officiers autour d'une table en bambou, son crâne rasé luisant de sueur, il parle en riant. "Ils n'ont plus de bases permanentes. Ils sont sous pression. Ils doivent bouger tout le temps, pour leur survie. Le LRA, il bouge ou il meurt."

Les enfants enlevés le confirment ; certains ont passé leurs mois, voire leurs années de captivité à marcher, ne dormant jamais deux fois au même endroit. Et les rangs des LRA sont très diminués. Anywar, à Ngilima, me cite un chiffre total de 200 fusils (pour les UPDF, comme pour les LRA, les esclaves ou les soldats sans arme ne comptent pour rien) : 80 en RDC, et les 120 autres en RCA avec Joseph Kony et son adjoint Okot Odhiambo. Ledio Cakaj, un analyste pour l'ONG américaine Enough, avance dans un rapport récent, fondé sur les témoignages de centaines de LRA amnistiés, un chiffre peut-être plus réaliste de 400 combattants, dont 250 Acholis.

Ça semble peu, mais dans un contexte où trois ou cinq hommes suffisent à semer la panique, à pousser des milliers de gens à se déplacer, ça suffit. Et qu'ils soient 200 ou 400, leur règne de terreur risque encore de durer. Même le général Otema le reconnaît : "Suivre des hommes comme ça dans la jungle, gronde-t-il juste avant le décollage de son hélicoptère, ce sont des opérations très difficiles."

Les UPDF souffrent en outre de déficiences logistique cruelles. A plusieurs reprises cette dernière année, semble-t-il, des troupes ougandaises sont arrivées près de Kony, très près, à une ou deux heures de marche ; mais à chaque fois il a réussi à prendre la fuite, et les UPDF, bardés d'armes et de matériel, sans soutien aéroporté, n'ont jamais pu le rattraper. Les Etats-Unis, qui depuis 2001 ont placé la LRA sur leur liste d'organisations terroristes, font ce qu'ils peuvent pour aider les UPDF, notamment depuis le passage en mai dernier d'une loi anti-LRA, mais leur stratégie est encore en cours de définition.

L'officiel militaire d'Africom m'a détaillé certaines des propositions : "Nous avons identifié les failles dans les capacités UPDF, notamment en ce qui concerne la synchronisation du renseignement, des opérations et de la logistique. Pour la mobilité aérienne, qui est un gros problème, nous allons dans un premier temps tenter d'augmenter les heures de vols sur leurs hélicoptères de location. A ce stade, il est impossible de dire si nous leur fournirons des appareils, ou si des forces américaines pourraient être directement engagées : c'est une décision politique qui ne peut être prise qu'à Washington. Mais c'est à l'étude."

UN AVION ESPION AMÉRICAIN

Les Américains soutiennent aussi les Ougandais en termes de renseignement, notamment électronique. A Dungu, il n'est pas rare de voir se poser sur la piste Monusco un appareil gris sans marquage, aux hublots masqués, que tout le monde dit être un avion espion américain. Mais face à cette menace, la LRA est devenue de plus en plus low-tech ; les jours où Kony communiquait régulièrement avec ses lieutenants par radio ou par Thuraya sont révolus ; tout au plus, de temps en temps, un SMS codé est-il lancé par un téléphone transporté à une dizaine de kilomètres du groupe, avant d'être immédiatement éteint. Principalement, ils utilisent des coursiers, qui portent des messages codés d'un groupe à l'autre. Cette méthode aussi a ses dangers : c'est après avoir intercepté un coursier qui transmettait un ordre de rendez-vous que les forces d'Anywar ont pu surprendre et tuer, l'année passée, deux commandants qui sévissaient autour de Faradje, et en pousser un troisième à la reddition.

L'image de la LRA qui se dégage de ces informations est celle d'une nuée de groupuscules traqués, aux abois : et il semble en effet qu'il suffirait, comme le pensent les Ougandais, de tuer ou de capturer Kony et quelques-uns de ses principaux lieutenants pour que le mouvement s'effondre. On parle aussi, dans la région, d'une potentielle "dé-Acholisation" de la LRA, causée par l'afflux de jeunes combattants soudanais ou congolais. Or tous les chefs sont acholi, les autres ne sont jamais promus au rang d'officier, et la langue acholi reste obligatoire.

Mais la question de la pérennité du groupe reste ouverte. Tant qu'il avait accès à l'Ouganda, Kony pouvait remplacer ses pertes en enlevant de nouvelles recrues, dont certaines en venaient à s'identifier à la LRA et à prendre du grade. Mais depuis 2006, il est coupé du pays acholi, et toute la stratégie des UPDF vise à maintenir ce cordon sanitaire. Mécaniquement, on entre dans un jeu d'attrition. Chaque homme tué ou capturé est un homme de moins pour Kony ; qu'il ait 120 ou 250 combattants acholi, ce sont les derniers : s'il ne peut pas revenir en Ouganda, il n'en aura pas d'autres.

Mais Kony n'a pas réussi à survivre plus de vingt ans dans la brousse sans une extraordinaire capacité d'adaptation. Comme le dit l'ancienne ministre ougandaise Betty Bigombe, à Kampala : "Les UPDF ont toujours sous-estimé sa capacité de combat. Museveni dit : “Des bandits.”… Il y a toujours eu cette attitude : “Comment Kony peut-il vaincre une armée entraînée ?”" Et Kony a clairement une stratégie au-delà de la course-poursuite sans fin à travers la brousse.

UNE PIÈCE MAÎTRESSE DANS LE JEU DE KHARTOUM

Depuis des mois, la rumeur veut qu'il ait traversé le nord de la RCA pour passer au Darfour ; on sait par ailleurs, par des prisonniers, que son lieutenant César Achellam, un des plus importants avec Odhiambo, a rencontré des officiers soudanais en octobre 2009. Kony, c'est évident, cherche l'aide de Khartoum ; l'inconnue reste la réponse. S'il semble qu'on lui ait pour le moment refusé l'asile au Darfour, tout pourrait vite changer. Les accords de paix du Soudan prévoient bientôt un référendum sur l'indépendance du Sud ; et si le Sud fait sécession, comme tout le monde s'y attend, il emportera avec lui 80 % des zones pétrolifères du pays : difficile de croire que Khartoum acceptera sans réagir.

Mais personne ne sait ce qu'il planifie : une guerre frontale, ouverte ? Ou, comme par le passé, un soutien à des groupes rebelles, pour déstabiliser le Sud ? Dans les deux cas, la LRA pourrait redevenir une pièce maîtresse dans son jeu. Et comme le dit Ledio Cakaj, "Kony s'adapte vite. Il essaye de maintenir l'“acholiété” du mouvement, oui, mais si on lui donnait des armes, du soutien, de l'assistance logistique et médicale, il n'aurait aucune hésitation pour recruter une grande force non-acholi." Et redevenir la menace virulente qu'il était au début des années 2000.

Comment finira la LRA, personne ne le sait. Peut-être le plus probable, pour Kony lui-même, est le destin qu'il a esquissé à Betty Bigombe, au téléphone, lors de leur dernière conversation : " Un jour, le monde se réveillera pour apprendre que je suis mort. Ça va être comme pour Hitler. Vous ne saurez pas les circonstances. Personne ne saura le jour où je suis mort. Personne ne saura où je suis enterré."

Jonathan Littell

LE MONDE MAGAZINE | 19.11.10

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